Les ultimes rayons du crépuscule, en autant de coulées d’or, se déversaient dans le moule formé par les contours lointains et sinueux du Saint-Laurent. Se fondant tranquillement aux flots, ils désiraient laisser un souvenir impérissable à l’estuaire qui m’envoûtait. Inlassable, le vent marin imitait un soufflet, attisant l’apparent feu des vagues pour éviter qu’il ne s’éteigne. Je m’ancrais dans cet admirable panorama et, bercé par les douces oscillations de ma nacelle, je me confondais aux lames éclatantes. Ah! Pure extase. Je profitai de cette sensation exaltante pour imaginer à mes côtés une femme charmante, la mienne, portant un collier de perles dérobées à la mer. Cette vision caressante de la personne aimée incrusta de nouveau mon regard dans le métal fondu : je recherchais la beauté, la majesté. Des algues nonchalantes se prélassaient à la surface de l’eau aux courbes infinies et je percevais leur odeur pénétrante qui venait s’échouer sur l’esquif. À travers elles, des filets d’écume nageaient en s’espaçant, formant une espèce de toile d’araignée lactée. Quant à lui, le noroît désirait ardemment la soumission de l’onde : parfois il gagnait de la force, l’enfonçant par endroits. Il s’épanchait en elle, s’entêtant à la modeler sans relâche. Je devenais léger, me donnais à cette force qui avait tant à offrir. Mon être se détendit. Le mouvement continuel et perpétuel des vagues m’hypnotisait...
Ce contact prolongé avec l’immensité enchanteresse me replongea au cœur du drame ayant ravagé mon enfance. Une tragédie liée à la mer. La brise, qui estimait clarté et vérité, chassa l’immuable désir d’oubli qui recouvrait cet abîme, ce cauchemar. Cette barrière écartée me ramena à ce terrible soir de mes sept ans, où maman venait tout juste de servir le souper à ma sœur et à moi. Sans prévenir, un proche s’était présenté, la démarche chancelante, le visage défait et la voix brisée pour nous annoncer que des pêcheurs avaient retrouvé une modeste embarcation chavirée : celle de papa, son meilleur ami. Le corps demeurait introuvable et, quand le funeste messager quitta la maison, Isabelle et moi sanglotèrent, refusant de saisir ou d’accepter cette dure réalité. Maman, anéantie, s’épuisa à pleurer. Puis, comme une rivière que l’on assèche, elle ne posséda plus cette capacité. Dans ses yeux pers, nous lisions une effroyable détresse, mais elle s’efforça de trouver les mots qui sauraient nous réconforter. Soutenue par une grande certitude, elle nous rappela que notre père adorait se retrouver sur les eaux : il se sentait métamorphosé à leur contact et n’aurait point souhaité mourir en d’autres lieux. Dès lors, j’éprouvai le besoin de me rapprocher davantage de celui que j’avais tant aimé, de comprendre l’importance qu’il leur attachait. J’ignorais tant de merveilleuses choses à son sujet!
Une longue succession de saisons me vit grandir, et je m’installai enfin au bord du géant qui l’avait englouti. Une occasion de rattraper le temps perdu. Doté d’une patience incomparable, le bleu m’apprivoisa en cicatrisant mes blessures, et je ne quittai plus ses abords accueillants, maîtres qui me transformèrent peu à peu en artiste peintre. Les vents, source d’inspiration de chacun de mes tableaux, me permirent de ressentir cette transformation intime que papa avait si souvent décrite. À mes yeux, les bouffées d’Éole prenaient naissance quand des milliers d’oiseaux battaient des ailes à l’unisson.
Cette cascade de pensées fugitives s’estompa et je retrouvai la quiétude des crêtes dansantes, véritables spirales de rêves se teignant de violet en clapotant. La lumière vespérale s’évaporait avec langueur et quelques canards foncés, minuscules taches de gouache, s’y effaçaient. La nuit tombante me pressait de conclure ma promenade, aussi j’empoignai fermement les avirons pour retrouver la rive devenue indiscernable. Je commençais tout juste à ramer quand la fatigue qui me pesait depuis quelques jours déjà s’exacerba pour m’anéantir. L’affaiblissement me fit alors prendre conscience de la sueur froide qui recouvrait ma peau moite. Ces signes préoccupants m’amenèrent une vive consternation. Rentrer s’avérait impératif, je ne pouvais donc me permettre de repos. J’obligeai les pelles à se mouvoir durant une éternité quand une douleur vint éprouver mon bras gauche. D’une obstination déroutante, elle refusait de se taire. Une frayeur extrême m’envahit puis, comm e s’il suivait les étapes d’un projet minutieux, mon cœur choisit cet instant pour se resserrer. J’avais l’impression qu’un étau le pressait de toutes parts! Il n’incarnait plus qu’une douleur intense, poignante, foudroyante, qui se diffusait dans ma poitrine, m’apportant de la difficulté à respirer. Quelle angoisse! Ce mal immense m’asservissait. Je m’efforçai de tousser et de prendre de profondes inspirations dans le but de soumettre l’organe défaillant, de le forcer ou même de le supplier de retrouver son calme. Bientôt, l’effroi qui me glaçait fut exacerbé par les rames, qui glissèrent de mes mains pour sombrer dans le fleuve dévoré par la nuit. Une terreur indicible m’assaillit : je ne parvenais point à retenir cette vie indomptable qui m’échappait. Délaissé, je vis un regret s’insuffler dans mon âme gémissante: pourquoi avoir quitté la rive en solitaire? Soutenu par une parcelle d’espoir, je scrutai l’horizon dans le dessein de trouver un sauveteur, mais hélas, personne. Mon corps s’affaissa malgré moi dans la nacelle, le peu de forces qui me restaient m’abandonnant. Effondré, je prenais à peine conscience de la lune et des quelques étoiles baignant dans les ciels. Tout défilait avec une promptitude si déroutante! Mon environnement devenu flou s’éteignit, s’effaça.
Quand des embruns au visage me firent reprendre conscience, je fus saisi d’inquiétude, d’affolement. L’horreur de la veille ravivait ma terreur, refusant de lâcher prise. Je plaçai deux doigts tremblants sur la veine de mon poignet gauche. Le pouls me paraissait normal, régulier. Un soulagement infini coula en moi. J’étais toujours en proie à une extrême fatigue, mais qu’importe? Je vivais! Sur ce miroir liquide, mon impressionnant reflet se mouvait avec aisance, et l’aube limpide m’accueillait en déployant ses touches d’aquarelle aussi portées par les lames, ces splendides arabesques.
Je réalisai soudain que la barque ne tanguait presque plus. Les expirations d’Éole effleuraient mes cheveux, mais je ne percevais plus l’ondoiement apaisant des vagues... Je tournai la tête d’un mouvement alangui, m’arrêtant à l’arrière de l’embarcation enfoncée dans une grève au sable argenté courant entre des coquillages couleur d’écume. Près d’elle, un chalet bordeaux, le mien, se cachait entre quelques arbres frémissants. Secondé par la marée, le noroît, en qui je découvrais un guide, m’avait ramené chez moi.
Copyright © 2023 valérie - Tous droits réservés
Optimisé par GoDaddy
Nous utilisons des cookies pour analyser le trafic du site Web et optimiser votre expérience du site. Lorsque vous acceptez notre utilisation des cookies, vos données seront agrégées avec toutes les autres données utilisateur.