Assis près de l’établi, j’observe méticuleusement les gestes de mon grand-père maternel. La coque de sa nouvelle création, le voilier Trident, se ferme à mesure qu’il colle les bordés sur la charpente. Grand-papa Jacques est un artiste accompli qui a fabriqué des dizaines de modèles réduits. On peut admirer ses œuvres au Musée de bateaux miniatures de Rivière-du-Loup ainsi qu’au Musée maritime du Québec, à L'Islet. Il en ressent une immense fierté qui m’inonde aussi. Quand mon professeur a demandé un exposé oral sur une personne remarquable, j’ai choisi papi sans hésiter. J’ai même apporté une de ses plus grandes réussites en classe : le Cormoran, un bateau de pêche à la finition parfaite.
Hélas, ses mouvements sont mal assurés depuis plusieurs mois du fait de la raideur de ses mains. Il éprouve de la difficulté à tenir le marteau qui lui sert à clouer le revêtement de la coque, car la colle seule ne suffit pas. Il cogne quelques fois à côté de sa cible : il doit camoufler les marques d’outil. Il s’efforce de le cacher par orgueil, toutefois je ne suis pas dupe : il s’agit d’un début d’arthrite. Il gratte sa barbe de capitaine, un signe de concentration habituel chez lui, et fixe péniblement la dernière languette de tilleul. Il a choisi cette essence tendre pour son grain fin, facile à travailler. En attendant que la colle sèche, nous allons manger des biscuits dans la cuisine. À notre retour, papi soulève la maquette de couleur crème et note, d’une voix caressante :
— Quelle légèreté! Et que dire de la délicatesse de ses lignes? Prends-la Mathieu! Elle deviendra la pièce maîtresse de ma collection lorsque j’aurai sculpté son mât, je le sens!
— Tu prédis la même chose pour chaque nouvelle réalisation.
— Il faut toujours chercher à se surpasser telle la marée qui monte de plus en plus haut sur la grève. Voilà le secret de la réussite.
Je vérifie la symétrie du modèle comme il me l’a appris. L’étrave présente une forme effilée.
— Le Trident a du caractère, c’est sûr!
Je le rends à papi avec précaution : il le remet sur l’établi, puis il ébouriffe mes cheveux courts. Pendant qu’il sort différentes feuilles de papier de verre, mon regard glisse vers les hublots qu’il a fabriqués pour son atelier. C’est en observant le Saint-Laurent qu’il a trouvé son inspiration durant toutes ces années. Il a représenté avec une précision renversante les plus gracieuses embarcations au large de Saint-Jean-Port-Joli. Sans son amour de la sculpture, il se serait fait marin.
Il gratte sa barbe et commence à poncer la carène. Son front plissé indique qu’il a plus mal aux doigts que d’habitude. Brusquement, il cache son visage dans ses mains. Lorsqu’il relève la tête, je reste saisi : il n’avait encore jamais pleuré devant moi. Il annonce, d’une voix houleuse :
— Le modélisme, c’est fini pour moi, Mathieu. Les médicaments ne me soulagent plus. Quel coup du sort! Nous ne reviendrons pas dans cette pièce.
Ses mots me donnent l’impression de me fracasser contre un récif. Nous passons au salon et observons un silence d’épave jusqu’à ce que maman vienne me chercher avec sa voiture. Ce qui nous a rapproché papi et moi, c’est notre amour pour la création de maquettes. Une page se tourne.
***
Je redoute la prochaine visite hebdomadaire chez grand-père. Je l’ai appelé quelques fois et il ne se porte pas mieux. Quand dimanche arrive, je le trouve assis dans sa chaise berceuse de la salle à manger, les yeux dans le vague. Il a rasé sa barbe de capitaine. Je lui parle pour qu’il s’aperçoive de ma présence. Il me salue d’une voix lointaine : son esprit est ailleurs. Il a tant dérivé que je doute de pouvoir le ramener à bon port. Un homme privé de sa passion est un voilier sans mât. Le cœur serré, je cherche les mots qui conviennent.
— Tu as beaucoup accompli dans ta vie et le mauvais sort n’existe aucunement : chacun se voit responsable de son bonheur.
— La perte se révèle trop importante pour moi.
Je sors le jeu de bataille navale dans l’espoir qu’il s’y raccroche, cependant il a de nombreuses absences durant la partie. L’ordinateur annonce que j’ai coulé toute sa flotte et il ne réagit même pas. Nous n’avons plus d’activité à pratiquer ensemble.
Un mois après, l’hiver jette les amarres. Le temps file sur son erre et un linceul blanc recouvre le fleuve. L’esprit de papi s’éloigne encore : il ne répond que par « oui » et « non ». Il semble perdu à jamais. Seule la Mort pourrait le trouver là-bas et je crains qu’elle le repêche bientôt. Il n’a plus le goût de vivre et son corps en subit les conséquences. Il a pris un coup de vieux : il a besoin d’une canne. Je tente d’ouvrir les yeux à maman, qui m’accompagne souvent chez lui, mais la peur la rend aveugle tel un brouillard dense. En effet, ma solution l’effraie. La saison froide met les voiles et le Saint-Laurent renaît enfin. L’état de santé de grand-papa empire : il marche avec le dos courbé. Je discute encore avec ma mère dans le but de le secourir : nous réussissons à nous entendre.
Le dimanche suivant, je me place résolument devant lui.
— Donne-moi tes paumes, papi.
Il s’exécute. Je pose mes doigts lisses par-dessus les siens, usés par une vie à travailler le bois.
— Je veux que tu retournes à la source de notre bonheur. Je serai tes mains.
L'incertitude apparaît dans son regard.
— Noémie a toujours refusé que tu touches à mon matériel de sculpture. Elle te laissait tout juste manier les pinceaux.
— Elle a changé d’idée. Entrons dans l’atelier : tu superviseras la construction du Trident. Ce voilier aura fière allure, je te le garantis!
Grand-papa oublie son dos rond et se lève d’un bond. Ses yeux, qui scintillent à l’image du fleuve, le rajeunissent.
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